SANS CAMBRIDGE ANALYTICA PAS DE BREXIT : itw choc Chris. Wylie

Dans un entretien à plusieurs journaux européens, dont «Libération», Christopher Wylie, 28 ans, ex-directeur de recherche de la firme au centre d'une affaire de détournement de données qui éclabousse Facebook, revient sur la façon dont elle a pesé pour le camp du «leave» lors du référendum de juin 2016.

 

Sa crinière rose, ses lunettes bordées de noir et son sweat-shirt orange vif barré d’un grand «Warzaw» hantent depuis un peu plus d’une semaine les médias du monde entier. Christopher Wylie, 28 ans, a étudié le droit à la London School of Economics avant de se tourner vers la mode puis de devenir directeur de recherche chez Cambridge Analytica. Cette société technologique basée à Londres est au cœur du scandale de l’appropriation des données personnelles de 50 millions d’utilisateurs de Facebook, mais aussi du financement de la campagne du «Leave» pour le Brexit. L’affaire a été révélée par le Guardian, le New York Times et Channel Four. Christopher Wylie a été le premier lanceur d’alerte auprès de la journaliste du Guardian Carole Cadwalladr. Il a été suivi par Shahmir Sanni et un autre lanceur d’alerte qui préfère garder l’anonymat. Le Canadien a travaillé de juin 2013 à fin 2014 pour la société Strategic Communication Laboratories (SCL), maison mère de Cambridge Analytica, qu’il a contribué à fonder. Une enquête de la Commission de l’information (équivalent de la Cnil française) est en cours. Wylie sera entendu mardi par le sous-comité parlementaire aux affaires numériques à la Chambre des communes. Il a reçu longuement dimanche un petit groupe de journalistes européens (Libération, et aussi Die Welt, Der Spiegel, El País, NRC, Polska, le Monde), dans les bureaux de ses avocats londoniens. Au cours de l’entretien, il a rappelé à plusieurs reprises avoir approché volontairement les autorités, mais n’avoir conclu aucun accord spécial avec elles.

Qu’est-ce qui vous a poussé à parler ? Quelles sont vos motivations ?

Quand j’ai commencé à travailler avec le New York Times, le Guardianet Channel Four, ma première intention était d’exposer la manière de travailler de Cambridge Analytica, en partie parce que j’ai participé à sa création et que du coup, je me considère comme partiellement responsable. Et si certains abus ne peuvent être corrigés, je peux au moins informer les autorités et le public, à travers les médias.

Qu’est-ce qui vous choquait dans les activités de Cambridge Analytica ?

Le fait, par exemple, qu’une entreprise qui est sous contrat avec l’armée conseille aussi le président des Etats-Unis. Dans les démocraties modernes, nous interdisons aux armées de participer aux élections. Alors pourquoi est-ce qu’on autorise un contractant militaire à le faire, et à agir comme conseiller politique de certains des hommes les plus puissants au monde ? Le fait qu’une société ait créé une énorme base de données sur des citoyens, dont une partie a été collectée de manière illégale, et qu’il y ait une interaction avec des clients militaires, des ministères de la Défense dans plusieurs pays, pose un risque sérieux et gomme la frontière entre la surveillance et la recherche marketing.

Mais quelle est la différence entre Cambridge Analytica et d’autres acteurs ? On sait que les grandes plateformes récupèrent des données…

Facebook en tant que réseau social ou Google en tant que moteur de recherche ne cherchent pas, proactivement, à tromper ou à manipuler le public. Google ne produit pas un effort concerté pour créer des rumeurs, pour exploiter la vulnérabilité mentale de certaines personnes. Google ne tente pas d’acheter des politiciens dans différents pays, ne cherche pas des informations piratées pour compromettre quelqu’un, ne met pas en place des pièges avec des prostituées… Il y a une grande différence entre des plateformes qui collectent passivement des informations et des acteurs qui collectent proactivement des informations avec l’intention d’en faire un mauvais usage.

Que fait Cambridge Analytica, que d’autres entreprises de consultants politiques ne font pas ?

Vous devez vous rappeler que Cambridge Analytica est issu de SCL qui, au départ, travaillait majoritairement dans des pays en développement. Ce sont des entreprises très malines, qui exploitent le fait que les institutions sont encore peu développées dans ces pays, souvent riches de beaucoup de ressources naturelles. Pour moi, c’est ce à quoi ressemble le colonialisme moderne. SCL a fait bien plus d’argent après les élections que pendant : vous pouvez gagner de l’argent en aidant un parti à entrer au gouvernement, et en ayant ensuite une influence sur lui.

Vous avez parlé de différents ministères de la Défense qui ont eu recours aux services de Cambridge Analytica : lesquels ?

Le département de la Défense des Etats-Unis, celui du Canada, le ministère de la Défense du Royaume-Uni… Tous ont travaillé avec SCL. Ce sont ceux que je connais personnellement. Cambridge Analytica n’est pas juste une entreprise qui récolte des données. Ils travaillent sur toutes sortes de projets, comme de la collecte privée de renseignements, pour collecter de quoi compromettre une opposition.

Vous avez participé activement à ce système. Qu’est-ce qui déclenché le besoin de le dénoncer ?

Oui, j’ai aidé à créer cette boîte. Il n’y a pas eu de moment clé, ça a été une accumulation. Le fait est que j’ai été happé par ma propre curiosité, par le boulot que je faisais. Ce n’est pas une excuse, mais je me retrouvais à faire le travail de recherche que je voulais faire, avec un budget de plusieurs millions, c’était vraiment très tentant. Quand j’ai été embauché comme directeur de recherche chez SCL en juin 2013, je n’ai pas réalisé tout de suite. Le premier indice, c’est quand j’ai appris que le poste était vacant parce que mon prédécesseur était mort dans sa chambre d’hôtel à Nairobi, lorsque SCL travaillait pour Uhuru Kenyatta, et que personne ne pouvait expliquer ce qui s’était passé et pourquoi il était mort.

Mais vous ne vous êtes pas inquiété…

Ils me l’ont dit deux mois après mon embauche ! Mais quand vous êtes au cœur de l’action, vous commencez à vous habituer à une certaine culture d’entreprise, à la manière dont les choses se font. C’est un processus de cocotte-minute. Finalement, je suis parti de mon plein gré et pas mal de gens sont partis juste après, fin 2014. C’était devenu de plus en plus toxique, surtout qu’il était difficile de travailler avec Alexander Nix [le PDG de Cambridge Analytica, suspendu la semaine dernière, ndlr] et Steve Bannon. La liberté de faire de la recherche comme je l’entendais, qui m’avait attiré au début, s’est très vite restreinte quand Steve Bannon est arrivé. La recherche est devenue beaucoup plus spécifique : mettre en place une narration pour ce que nous appelons aujourd’hui l’alt-right. Il n’y a pas eu de grand éveil éthique ou quoi que ce soit du genre, c’était plus trivial : c’était un environnement toxique, je n’aimais pas travailler avec Alexander Nix, je n’aimais pas travailler avec Steve Bannon…

Vous avez travaillé directement avec lui ?

Oui, oui. Il venait tout le temps, il ne vivait pas à Londres, mais il y venait au moins une fois par mois et on avait une conférence audio tous les lundis avec lui, et au moins une fois par semaine avec Rebekah Mercer [fille de Robert Mercer, principal actionnaire de Cambridge Analytica, ndlr]. Quand j’ai commencé, l’ambiance était vraiment excentrique, il y avait toutes sortes de gens bizarres. Il y avait un sabre dans le bureau pour le champagne, un des membres du staff était un ancien danseur de ballet, c’était une concentration de gens très différents. Du coup, au début, c’était plutôt intéressant parce que ce n’était pas un bureau ennuyeux. Vous voyagez à travers le monde, vous rencontrez des ministres de toutes sortes de pays, vous faites des recherches intéressantes, vous gagnez des élections, vous travaillez avec des militaires sur des trucs intéressants…

Quel genre de «trucs intéressants» avec les militaires ?

Pour ça, il faudra que vous parliez avec mes avocats. Plus généralement, le travail sur lequel SCL Defense se concentrait était lié à l'antiterrorisme.

Quand vous dites que vous gagniez des élections, qu’est-ce que vous voulez dire ?

Beaucoup de projets de SCL et de Cambridge Analytica consistaient à aller dans un pays et à travailler à remporter une élection.

Vous dénoncez les méthodes de Cambridge Analytica, mais quel est votre point de vue sur Mark Zuckerberg et Facebook, qui ont acheté des pages entières dans les journaux pour s’excuser ?

Ils voient tout ça comme un problème de communication. S’ils étaient vraiment inquiets de ce qui s’est passé, de la sécurité de leur plateforme, pourquoi refuseraient-ils de s’asseoir avec moi et d’en parler ? Apparemment, je suis un tel risque pour la sécurité de leur plateforme qu’ils m’en ont banni.

Pensez-vous que le big data soit un danger ?

Je ne crois pas. Le big data est notre nouvelle électricité, c’est un outil. Avec un couteau posé sur une table, vous pouvez préparer un repas cinq étoiles ou tuer quelqu’un. C’est la même chose avec les données. Je ne crois pas que la collecte de données soit un problème en soi. Je crois qu’on peut faire plein de choses formidables avec les données. Ce que Cambridge Analytica a mis en lumière, ce sont les ratés, non pas seulement de nos législateurs mais plus généralement de nous tous en tant que société, sur les limites à appliquer à l’usage des données. Les Européens sont, d’une certaine manière, à la merci des compagnies américaines, Google, Facebook… Et même si l’Europe et l’Union européenne essaient de réguler, le fait est que toutes ces sociétés sont créées et développées aux Etats-Unis. A un moment donné, il va falloir réaliser et, à un certain degré, accepter que les données personnelles sont en train de devenir une part intégrante de la transformation numérique de la société. La question n’est pas comment aider les gens à rester anonymes ou comment empêcher les données personnelles d’être utilisées. C’est comment s’assurer que ces données sont utilisées d’une manière sécurisée pour le public.

Quelles ont été les vraies erreurs de Facebook ?

Facebook a oublié quelque chose de très important : les attentes raisonnables des utilisateurs. Etait-il raisonnable de s’attendre à ce que n’importe quelle application puisse récupérer vos données, même si vous n’utilisiez pas cette application, et de ne jamais en être informé ? Si je suis assis dans mon salon avec mes amis, est-ce que c’est public ? Non. Si je poste quelque chose pour un nombre limité d’amis, est-ce que c’est public ? Non. C’est la même chose. Il s’agit juste de l’équivalent numérique de votre salon. Si on part du principe que tout doit être public, dans ce cas on doit être autorisé à installer une caméra de surveillance dans votre salon.

Pourriez-vous encore aujourd’hui soutirer les données de 50 millions d’utilisateurs de Facebook sans qu’ils le sachent ?

Je ne vais pas spéculer sur la manière de casser la sécurité de Facebook, mais il n’existe aucun système de sécurité qui soit absolu. Si on veut entrer dans les aspects techniques, c’est l’application du chercheur de Cambridge University, Aleksandr Kogan, qui avait l’autorisation de Facebook de récupérer toutes les données de tous les «amis» des utilisateurs, mais c’est Cambridge Analytica qui a approuvé et financé le projet. Rien de tout cela ne serait arrivé sans l’argent de Robert Mercer. Je comprends que Kogan ait l’impression d’être un bouc émissaire. Cambridge Analytica a approuvé le projet, l’a financé, j’étais le directeur de recherche, et j’ai ma part de responsabilité. Facebook aussi, en autorisant une telle procédure. Nous sommes tous responsables.

En 2013, les révélations d’Edward Snowden montraient la manière dont Google, Amazon et Facebook avaient travaillé avec les autorités. Qu’est-ce qui est différent ici ?

La différence, c’est que ces données ont été utilisées dans une élection, dans un référendum. La différence, c’est que la NSA et le GCHQ ne travaillent pas, en tout cas pas à ma connaissance, activement pour un parti politique. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une différence sémantique, je pense que la différence est fondamentale. La NSA n’agit pas comme consultant pour le Parti républicain, contrairement à Cambridge Analytica. La responsabilité devrait reposer les entreprises qui gagnent de l’argent à travers leurs plateformes.

Quelle est la solution ?

Ces plateformes devraient être régulées de la même manière que les services publics le sont. Dans une société moderne, il est très difficile, voire impossible, de vivre sans électricité ou sans eau courante. De la même manière, il est très difficile aujourd’hui de vivre sans accès à Internet, sans téléphone portable, et de communiquer sans utiliser aucune plateforme de réseau social. Si ces plateformes sont devenues si essentielles au quotidien, il est peut-être temps de les regarder d’une autre manière. Elles sont peut-être des services publics au même titre que l’électricité.

Vous n’avez pas songé à aller vous réfugier dans une cabane dans les bois au Canada, loin de tout réseau social ?

Oh non, ce serait tellement ennuyeux ! Je ne suis pas anti-Facebook, anti-réseaux sociaux, anti-données, anti-technologie. Je n’ai jamais conseillé de supprimer votre profil Facebook, et je suis agacé qu’ils aient supprimé mon profil. Je ne dis pas «supprimez Facebook», mais «réparez Facebook». Je pense qu’on peut avoir une démocratie qui fonctionne avec les réseaux sociaux.

Pendant la campagne présidentielle américaine, l’activité de Cambridge Analytica initiée par Steve Bannon et Robert Mercer consistait à développer l’alt-right ?

Absolument. Pendant la campagne américaine, il y a eu des théories du complot, des idées complètement dingues, des rumeurs qui ont été détectées puis exploitées par Cambridge Analytica : par exemple, qu’Obama ne voulait pas quitter son poste, qu’il y avait des mouvements de troupes dans le pays, que des armes étaient saisies pour lui permettre de rester pour un troisième mandat à la Maison Blanche… Vous trouvez un groupe qui est plus susceptible qu’un autre de croire aux théories conspirationnistes, puis vous le nourrissez avec les rumeurs qu’il attend. Le travail [de Cambridge Analytica] n’était pas seulement pour des clients privés, il consistait aussi à créer des narrations qui répondaient aux attentes de certaines personnes et permettaient de renforcer la cause non seulement des Républicains, mais des candidats de l’alt-right.

Est-ce que le vote en faveur du Brexit aurait eu lieu sans Cambridge Analytica ?

Non, ils ont joué un rôle crucial, j’en suis sûr. Il y a deux aspects dans le scandale. D’une part, Cambridge Analytica a admis la semaine dernière avoir effectivement travaillé avec le groupe de campagne «Leave.EU». L’autre aspect, c’est que AggregateIQ [une entreprise canadienne issue de Cambridge Analytica, ndlr] a aussi travaillé avec Cambridge Analytica sur un système qui a permis à Leave.EU de dépasser son plafond de dépenses, et d’utiliser près d’un million de livres pour cibler la population. Sans AggregateIQ, le camp du «Leave» n’aurait pas pu gagner le référendum, qui s’est joué à moins de 2% des votes. Or, 40% du budget de «Vote Leave» est allé à AggregateIQ, c’est beaucoup. Cette entreprise a joué un rôle pivot dans le référendum. Elle a travaillé main dans la main avec Cambridge Analytica. Si vous ciblez un petit nombre spécifique de personnes avec des milliards de publicité, cela peut suffire à gagner suffisamment d’électeurs.

Cela pourrait, mais ce n’est pas sûr ? Qui peut dire que cela a vraiment fait basculer le vote sur le Brexit ?

Mais tout est là. Ce vote est terriblement important pour ce pays, pour l’Europe. Les électeurs doivent avoir confiance dans leurs institutions démocratiques. Tricher, c’est tricher. C’est comme avec un médaillé d’or aux Jeux olympiques qui perd son titre après un contrôle antidopage positif : qui peut dire qu’il n’aurait pas gagné la médaille d’or sans se doper ? Personne. Mais la médaille lui est retirée, parce qu’il a triché. Parce que cela remet en question l’intégrité de tout le processus. Ce que je dis, c’est qu’il s’agit ici de l’intégrité du processus. Il doit y avoir une enquête sur tout le processus du référendum. Il ne s’agit pas d’une petite élection locale, il s’agit de l’avenir du pays.

Pensez-vous que Mercer et Bannon aient ciblé spécifiquement le Brexit ?

Oh oui, absolument.

Pourquoi ?

Vous devez comprendre que pour Bannon en particulier, le Royaume-Uni est un leader culturel dans le monde. Pour beaucoup d’Américains, le Royaume-Uni est le pays de Downton Abbey, des gens éduqués qui ne font rien de dingue. Si vous pouvez inspirer un mouvement populiste au Royaume-Uni, si les Britanniques peuvent le faire, alors vous pouvez le faire aux Etats-Unis.

Sonia Delesalle-Stolper Correspondante à Londres

 

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